21 décembre 2024

SOLITUDE / Galet

 


 

- Ah, c’est vous la nouvelle infirmière ! Entrez, entrez mon petit, bienvenue dans mon palais !
 
Celle qui m’accueille a plus d’une tête de moins que moi, et son grand sourire fait presque disparaître ses yeux dans les rides de ses joues. Elle m’invite à la suivre dans la salle à manger et à poser ma sacoche sur une chaise. Au-dessus est accrochée une vieille gravure joliment encadrée d’une forteresse imposante.
 
- C’est la citadelle de Bitche, en Lorraine, précise-t-elle sans que j’aie rien demandé. C’est là-bas que je suis née.
 
Elle enchaîne, visiblement heureuse d’avoir de la visite, fusse la mienne :
 
- Il faudra me parler un peu fort, parce que je ne mets plus mes appareils, ils ne sont pas bien réglés et j’entends des bruits aigus, des ultrasons a dit le docteur.
 
Chez elle, ça sent la cire d’abeille, le vieux papier des livres sur les étagères et une discrète odeur d’eau de Javel venant de la cuisine témoigne d’un intérieur bien tenu et confortable. Il manque pourtant la touche de gaité, la pointe de désordre d’un endroit « vivant ». Je prends sa  tension et prépare son injection, pendant que la bavarde me liste les personnes qui viennent rompre sa solitude : l’aide-ménagère deux fois par semaine, le facteur pour sa pension chaque mois, l’agent communal qui lui apporte son repas à onze heures et l’infirmière bien sûr, tous les jours. Une vie terne et réglée, sans fantaisie, probablement sans autre imprévu qu’un ennui de santé. Je remplis son pilulier et range mes affaires. Alors mon regard se pose sur un petit bibelot dans l’angle du buffet. C’est un poulain en biscuit, sur lequel subsiste des traces de rose et de bleu pâle mouchetées de paillettes d’argent terni. Ma grand-mère avait un objet semblable, censé changer de couleur selon le temps. A celui-ci il manque une patte et pourtant il trône fièrement au centre d’un napperon au crochet. Elle a suivi mon regard et dit :
 
- C’est mon Roland qui l’avait gagné pour moi au tir à la carabine. Il m’avait emmenée à la fête foraine. Nous n’étions pas encore mariés…
 
Par petites touches elle me dessine sa vie. Elle n’a pas besoin que je parle, juste que je l’écoute. Alors pourquoi ne pas mentir, dire que j’ai le temps et en voler à cette journée pourtant loin d’être finie, accepter un café trop clair dans un verre en pyrex et la voir ravie de disposer huit madeleines sur une assiette en porcelaine ? Oui, demain, c’est encore moi qui reviendrai. Elle sera là, bien sûr, plaisante-t-elle en me raccompagnant.
Dans ma voiture qui m’emmène vers le prochain patient, je mets un CD de harpe pour me détendre et essayer d’avaler cette drôle de boule que j’ai dans la gorge.
 

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