25 février 2023

Le bonimenteur / Daniel Bercheux

 


 

 

L'homme  dont j'ai envie de vous parler, sévissait dans les villages de montagne, là où en hiver personne ne pouvait aller tant la neige était tombée en abondance depuis des mois.
 C'était un raconteur d'histoires, un bonimenteur disaient les gens.
 
Chaque hiver, tous les mômes du village l'attendaient. Au détour d'une ruelle, il surgissait tout de noir vêtu, emmitouflé dans un long manteau troué. Un feutre élimé aux larges bords couvrait sa tête. Pour se protéger du froid, il cachait son visage derrière la couverture sans titre d'un livre. Deux yeux y étaient crayonnés. L'illusion était parfaite. Chaque hiver, une semaine après Noël, je guettais sa venue assis sur le banc du belvédère. La mère Moustache ouvrait alors sa fenêtre pour me dire : « Tu attends celui qui ment comme un arracheur de dents ! »
-Ça ne vous regarde pas vieille commère, je fais ce que je veux quand je veux ! »
Elle refermait ses volets en rouspétant. J'en avais rien à fiche de son manège. J'attendais le raconteur d'histoires, celui qui mettrait de la joie dans ma vie monotone, celui qui me ferait voyager dans des contrées mystérieuses ; et dans la salle communale comme tous les autres enfants blottis les uns contre les autres pour se réchauffer, je sursauterai de peur quand il ferait surgir au détour d'une phrase, des géants, des sorcières, des elfes...
Je savais que ce soir-là, bien au chaud au fond de mon lit, je repenserai à toutes ces créatures et qu'un jour, j'écrirai aussi de belles histoires pour éblouir les enfants. Je serai  le centre du monde, un livre à la main, sans titre, mais avec deux yeux crayonnés sur la couverture. En entrant dans la salle des fêtes, je déposerai sur le porte-manteau mon long paletot usé et mon chapeau. Je me posterai au milieu de la scène et comme le vieux colporteur de mon enfance, j'inventerai des contes pour faire rêver les enfants agglutinés devant moi. Au fond de la salle j'entendrai une vieille bigote s'exclamer : «  il ment comme un arracheur de dents celui-là ».
 
Aujourd'hui, ce rêve est devenu réalité, je suis le porteur d'histoires qui chaque hiver sévit dans les plus petits hameaux de haute montagne.

 

1 commentaire:

  1. Un passeur d'histoires, étrangement mystérieux, a fait école, avec ou sans passe-montagne. Une belle ambiance.

    RépondreSupprimer