- Alors tu veux toujours pas jouer avec moi ? Je sais tu dis ça parce que t’en connais pas, des jeux !
- Oh si, j’en connais. Bon c’est vrai, c’est pas vraiment des jeux de filles, mais je suis sûr que t’apprendrais vite. Mais là, tu vois, il faut que je termine mon ouvrage, j’ai promis ! C’est que j’ai du boulot, moi, moustique !
- Oh, la-la ! – dit la petite en tendant ses petits bras potelés et en levant comiquement les yeux au ciel – tu prendras bien le temps de mourir !
Marcel sourit dans sa moustache tachée de nicotine. C’est sa femme qui disait toujours ça quand il rentrait le soir fourbu, les paumes rougies jusqu’au sang par la varlope, de la sciure dans ses cheveux bouclés et au bord des cils…
- Oui mais, justement, avant de mourir, il faut que je finisse de réparer la chaise de la Mère André, sinon c’est pas une berceuse qu’elle va me chanter ! Allez, pouce, ma belle, ça sera pour une autre fois, et reste pas là, que tu vas tacher ta belle robe.
- D’abord je me salis jamais ! répond la gamine avec aplomb.
C’est vrai que chaque fois qu’elle vient le voir, elle est toujours habillée et coiffée pareil, toujours impeccable, parce qu’il lui a dit que c’était une image d’elle qu’il a dans son cœur, et elle aime s’imaginer bien cachée sous la vieille veste de drap élimé, à écouter le boum-boum qui pulse dans la poitrine de Marcel. Lui pense qu’inconsciemment elle y est, parce qu’elle vient toujours le voir les jour où ça va moins bien, où son vieux cœur a des ratées, et que tout repart « comme en quarante », dès qu’il voit ses yeux bleus et les jolies fossettes de ses joues.
Elle est encore là, sautant d’un pied sur l’autre, tournant sur elle-même pour faire gonfler sa jupe, la petite guirlande de roses fermement accrochée à ses bouclettes qui dansent en cadence.
Il sait que sa mère a coupé cette jolie robe dans la soie de sa robe de mariée et qu’elle a patiemment cousu sur un bandeau les petites fleurs fabriquées avec son voile. Le résultat est magnifique, cette enfant est magnifique, cette enfant… Il lâche brusquement sa scie, crispe les mains sur son thorax et s’affale sur le trottoir.
L’homme qui fumait sa clope à l’angle de la rue, en attentant l’ouverture du Primeur, accourt. Il met Marcel sur le dos, le secoue, appelle à l’aide, colle son oreille contre la poitrine, lui tapote les joues… Il s’en est fallu d’un battement pour que Marcel soit encore vivant.
La concierge du 23 à appelé la Police, qui a fait venir l’ambulance.
A l’agent qui demande s’il y a quelqu’un à prévenir, la bonne-femme répond que Marcel vivait seul depuis bien longtemps : sa femme était morte de chagrin peu de temps après que leur petite fille ait été écrasée par un camion, dans cette rue, le jour-même de sa « petite communion » comme on disait alors. Elle était si belle, la pauvrette, toute de blanc vêtue, avec sa couronne dans les cheveux, qu’on aurait dit un ange ! Alice, elle s’appelait…
Personne n’entend, dans la brise qui s’est levée, les clochettes d’un rire enfantin et la petite voix qui claironne : « Maintenant, tu vas avoir tout le temps de jouer avec moi, dis, Papa ? Viens vite, Maman nous attend ! » et une voix grave et joyeuse qui répond : « J’arrive mes chéries, j’arrive ! ».
Tragédie de la vie, les voilà réunis à nouveau.... jill
RépondreSupprimerTrès touchant...
RépondreSupprimerMon père est mort récemment, très âgé...et quelques jours avant de partir, il a vu (?), dans sa chambre d'hôpital, des personnes du passé...Alors, ça me parle !
Et très touchée par ce commentaire, merci !
SupprimerTouchée ! Bravo, très beau texte.
RépondreSupprimerEmotions. Et la palette est large.
RépondreSupprimerUn beau récit.