Hier Phine est morte. Avec elle, le village ne perd pas seulement une « âme » pour le prochain recensement, je crains qu’il perde tout simplement son âme… J’ai ressorti cette photo qui représente le seul et unique commerce qui existait depuis… « ouh, la-la !!! » diraient les plus vieilles qu’elle, mais y en a-t-il encore ?
Ce sont ses parents, Mathilda et Antoine, qui l’ont créé, à l’aube d’un nouveau siècle, celui d’avant aujourd’hui. Lui était boulanger et avait été accueilli comme un sauveur quand il avait ressuscité le vieux four à pain, et elle avait eu l’idée d’ouvrir, au rez-de-chaussée de leur maison, cet endroit où l’on pouvait trouver des choses utiles que les étables, les poulaillers et les jardins ne fournissaient pas. Avec sa mule attelée à la charrette, elle ramenait du bourg le plus proche des bougies, du pétrole, un sac de café, des pains de sucre et parfois un rouleau de tissu, une boîte de clous si on le lui demandait ou un assortiment de fils de couture. Mais la Grand guerre avait dévoré Antoine dès le début, laissant Mathilda grosse de cinq mois et seule dans son petit commerce avec un four désormais éteint. Il fallait survivre, alors elle avait tenu bon, comme toutes les femmes autour d’elle, et puis était revenu le temps de la paix. Mathilda se faisait maintenant livrer par un camion qui montait au village chaque mois, elle avait diversifié ses ventes et décidé de proposer le couvert, contre rémunération, au garde-champêtre vieux garçon, au facteur qui arrangeait sa tournée pour tomber à la bonne heure et à un ou deux ouvriers agricoles quand il s’en trouvait au hameau. Ils partageaient le ragoût ou l’omelette aux cèpes avec elle et sa fille, à la grande table de la cuisine, ils mangeaient « au restaurant ».
Un matin elle ne s’est plus réveillée et c’est sa toute jeunette, que tous appelaient Phine, qui avait vaillamment repris le petit commerce, l’avait aménagé et un peu agrandi pour mettre un petit bar où elle servait son café maison avec, très souvent, une goutte locale, le pastis surtout le dimanche après la messe, quelque vin cuit pour les rares femmes qui allaient de ce côté-là du commerce, pas besoin d’un grand choix, sa pratique avait ses habitudes ! Elle vendait aussi du gris à rouler et ses carnets de feuilles fines, du tabac à priser, des cigarettes papier maïs, les gars du coin ne fumaient pas de ce poison sophistiqué emballé de cellophane. Elle avait vécu une autre guerre où elle avait œuvré dans l’ombre, tellement effacée et insignifiante que plus d’un était resté pantois quand un général, plus le Préfet et sa cour, étaient montés jusqu’à eux pour remettre à la commerçante une jolie médaille, et tous s’étaient ébaudis. Ils avaient alors fait cause commune pour lui offrir cette jolie devanture toute défraîchie aujourd’hui…
Phine est restée à la barre jusqu’au bout, seule mais entourée d’une amicale affection. Certes, son restaurant-café-tabac-alimentation ne faisait plus recette, mais les anciens avaient à cœur de venir chaque dimanche lever le coude à sa santé, chacun apportant sa bouteille à tour de rôle car les stocks étaient désormais épuisés. Du côté de l’épicerie flottait encore cette odeur si particulière de chandelles, d’huile, de farine et de carton, si douce qu’on aurait cru du pain d’épices, et sur le comptoir, dans le grand bocal des boules de gomme, ne restait plus qu’une croûte durcie de sucre en poudre. Au premier soleil les anciennes venaient souvent l’après-midi avec leur chaise pour tricoter ou faire du crochet en discutant avec Phine du temps qui passe.
Mais hier elle ne s’est pas réveillée.
Elle s’appelait Adolphine Cabrezac.
Elle restera gravée dans la mémoire du village, jill
RépondreSupprimerun temps qui ignorait "la civilisation des loisirs" Merci à toutes les Phine qui ont fait vivre la vie rurale
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