Lorsqu’on pénètre dans le salon-bureau-bibliothèque, on reçoit le choc du grand tableau accroché entre les deux portes-fenêtres, face à l’entrée. Certains disent déstabilisant ou curieux, d’autres magnifique ou superbe – pour plaire au propriétaire ? – ou étrange, dérangeant, allant jusqu’à « très sympa » pour ceux qui jouent les blasés. A qui en demande l’auteur, il répond sobrement : « une amie ». Point n’est besoin pour tout un chacun d’en savoir plus.
Isabelle l’a réalisé juste avant son dernier reportage, pendant une pause de trois mois qu’elle s’était exceptionnellement accordée, elle se disait un peu fatiguée. Cet aveu aurait dû l’inquiéter, mais après tout quoi de plus normal quand on courre aux quatre coins de la Terre, pour écrire avec ses tripes sur les injustices, les manquements, les crimes de toutes natures, les brimades et les exactions imposées par certains à d’autres ? Isa était journaliste freelance et ne travaillait que sur des sujets de société, souvent au péril de sa vie. Sa force était de se fondre dans les populations, elle ne prenait jamais de photos, son œil était sa caméra et sa plume donnait à voir aux lecteurs de ses articles très sensibles et documentés.
Cet été là, il l’avait trouvée devant une grande toile vierge, sur laquelle elle avait collé, un peu excentré, un immense agrandissement de son œil. C’est lui qui avait pris ce cliché, il aimait ses yeux et n’avait pu résister au plaisir de tirer quelques gros plans de son iris, rond et bleu comme cette planète qu’elle arpentait. Elle avait ri, et maintenant elle s’en servait. Il était resté jusqu’à ce qu’elle déclare avoir terminé, et il connaissait la signification de chaque trace de spatule, chaque épaisseur de peinture posée au couteau, chaque détail relevé au pinceau.
Ses rencontres étaient ici résumées : l’orange des kesas du Tibet et de Mongolie ou des plantations d’agrumes d’Espagne ou de Sicile, le jaune pâle des grèves de Méditerranée où vient échouer la misère d’Afrique et celui plus dur du soleil implacable partout où l’eau vaut un or aussi brillant, le noir du khôl inutile et du linceul obligatoire des femmes d’Afghanistan, d’Iran ou d’ailleurs, le rouge du sang versé ici et là pour la liberté ou son absence, le vert sombre des forêts anéanties, le bleu pur des grands ciels au-dessus des montagnes, celui changeant des mers vides de vie mais encombrées de déchets, le blanc de neiges qui bientôt ne seront plus ou de poudres d’oubli mortelles, le rose d’un espoir qui s’amenuise et auquel pourtant il faut s’accrocher… Elle y avait mis ses cils collés par les embruns du grand large et humides de larmes contenues, elle y avait jeté sa colère, sa persévérance, sa force et ses faiblesses.
Puis ils avaient profité de ces jours ensemble, avaient beaucoup ri, s’étaient souvenus de ce temps béni de l’enfance où il se voyait chevalier alors qu’elle refusait d’être princesse, exigeant déjà la parité. Et elle avait refermé les volets et lui avait offert son tableau, avant de repartir. Ce que les hommes n’avaient pas fait, un virus qui couvait s’en était chargé, dans un coin perdu de ce monde.
Triste constat de l'état du monde si joliment dépeint.
RépondreSupprimerune larme de sang...
RépondreSupprimerCet oeil qui a vu et retenu bien des choses..... jill
RépondreSupprimerTémoignage poignant de cette "humanité" qu'on ne peut plus guère appeler ainsi de la part de certains... et qui nous diminue tous.
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